samedi, mars 29, 2008

L'amour dure trois ans

Le moment arriva. Elle lui tendit le livre nonchalamment. Il n’était pas question qu’elle lui donnât la moindre opportunité de s’apercevoir des sentiments coupables qu’elle lui portait. Il eut l’air un peu surpris, et bredouilla un mot de remerciements. Ils échangèrent encore quelques paroles maladroites, puis se séparèrent. Elle le regarda s’éloigner, lui, manteau ample, pantalon sombre, silhouette gracile. Il tourna au coin de la rue. Sans nul doute se rendait-il chez sa maîtresse, une grande brune au teint clair qu’elle avait aperçue en sa compagnie quelques semaines auparavant, alors qu’ils sirotaient un café en terrasse. Qu’allait-il faire du livre, elle ne pouvait que l’imaginer. Il atterrirait dans un coin de son appartement, et serait peu à peu enfoui sous d'autres livres. Il se mettrait à le lire, par curiosité ou juste par habitude, comme ces gens qui veulent faire honneur aux présents qu’on leur fait même s’il s’agit d’un livre qu'ils n'aiment pas trop, et il penserait à elle, d’une certaine façon. Il l’oublierait dans un train, dans un café, dans un parc. Il s’en apercevrait bien plus tard et cet oubli lui apparaîtrait comme un acte manqué, un soulagement, une délivrance. Cette fille ne l’avait pas vraiment troublé après tout.

mardi, mars 25, 2008

Irréel

J’ai tant rêvé de toi que tu perds ta réalité, dit le poète. Mais quelle réalité ? Celle fugace et impalpable que toi seul connais. Celle du temps qui passe et qui ravage tout. Celle de nos deux âmes perdues en pleine ville, nos yeux, nos bouches, nos voix sur ce quai, nos mains et puis mes yeux, longtemps, toujours. Tu as ouvert, tu as offert, enfin non. Pas vraiment. Pas du tout. Tu as résisté comme un résistant ; je t’ai aimé comme un aimant. Toi ton absence indélébile ; moi ma présence insatiable. Je t’ai perdu le jour même où je t’ai rencontré.

lundi, mars 24, 2008

Tu bois ton café avec la certitude de t’en remettre
D’oublier ce matin-là
Celui où tu n’es pas venu
Celui où j’étais seule dans ce restaurant d’Amsterdam Avenue
J’avais mis un chemisier rose sans trop savoir pourquoi
Peut-être parce que c’était le dernier jour
Alors je t’ai attendu
Une heure puis deux se sont écoulées
Le serveur servait
Les passants passaient
L’heure tournait
J’ai reposé mes couverts
J’ai compté l’argent
Encore et encore
Je me suis levée
J’ai vu ton ombre par la fenêtre
Ce n’était pas toi
Il fallut bien me rendre à l’évidence: les sentiments que j’éprouvais à son égard dépassaient toute raison. Les détails qui le concernaient m’obsédaient. Je pensais avoir capturé l'essence de son être avec ma caméra. Je repassais ces images en boucle, le timbre de sa voix hantait mes nuits. Je me surprenais à rêver sa présence dans ma salle de bains, dans ma cuisine, jusque dans mon lit. Je m’allongeais pour lire et nous nous retrouvions dos à dos. Il quittait parfois son roman des yeux pour observer ma nuque, parcourir mon dos, deviner mes fesses sous la nuisette. Je sentais son regard sur moi et j’étais troublée. Je savais qu’en me retournant je le ferais disparaître, tel Orphée perdant son Eurydice. Je me gardais donc bien de le faire, entretenant dans ma tête l’illusion. D’autres fois, je lui parlais à mi-voix. Et comme dans le rêve familier, lui seul savait me consoler, lui seul comprenait. Il avait mille excuses. Celle de l’homme occupé et lointain, celle de l’homme qui n’a pas de mot, celle de l’homme qui sait déjà. Son silence était ma victoire, signe de notre indéniable complicité.

jeudi, mars 13, 2008

mardi, mars 11, 2008

Alter ego

Je m’étais vue à travers ses yeux l’espace d’un instant et il me renvoyait une image qui m’était étrangère. Cette femme tranquille simple et drôle qu’il aimait à côtoyer je la connaissais si peu. C’était elle qu’il appelait quand il rentrait tard le soir elle à qui il racontait les banalités du quotidien la neige dans la nuit la voiture qui glisse la radio qui grésille. Elle écoutait en hochant la tête attentive et attendrie comme une amie une mère une sœur elle était tout cela à la fois sans pourtant le vouloir elle vivait dans l’instant et à cet instant-là c’était ce qu’il attendait d’elle.
Les jours se succédaient pour elle pour lui mais rien ne se passait comme prévu. Elle avait pensé à se dévoiler s’arrêter un jour se planter devant lui pour lui faire une scène mémorable un truc qui vous prend au corps et qui ne vous lâche plus même après des années d’oubli de tourment d’amertume elle déverserait son flot de paroles enfouies il passerait de la surprise au dégoût ou peut-être à l’amour enfin il écouterait il n’aurait pas le choix et c’était surtout ça l’important surtout ça qui la rendrait heureuse savoir qu’il savait savoir qu’il n’agissait plus par ignorance mais par perfidie froideur calcul il révèlerait sa vraie nature elle en était convaincue mais à quoi bon finalement puisqu’elle partait dans deux jours. Elle sourit plutôt son charme opérait plus que jamais.

lundi, mars 10, 2008

Dernier métro

Je revois ces derniers instants, ils défilent devant mes yeux. Dans ma tête, tout se bousculait, et seul un semblant de rationalité me permettait de ne pas chanceler. J’étais bien résolue à ne pas m’attacher. Comme si on pouvait décider de ses sentiments. Comme si on avait le choix de l’émotion. Comme si, enfin, j’étais de celles qui n’ont jamais lu Pascal ou Racine. Je me souviens de ce jour, à New York, sur ce quai, dans cette station de métro. Une doudoune rouge un peu ridicule, son bonnet qu’il traînait depuis le CP, comme ça, dans son sac ; cette allure de gamin mêlée à un intellectualisme sérieux. Il se tenait debout, impassible, et me regardait parmi le bruit et la foule des passants. Autour de nous s’empressait un joyeux chaos. Une fête s’était improvisée, une jeune afro-américaine semblait célébrer ses seize ans. Elle riait et dansait, une couronne sur la tête, au rythme des tams-tams. Elle avait l’insouciance qui sied à son âge. Le jeu amoureux, duquel on ne pouvait que sortir vainqueur, se résumait alors à une suite d’ondulations et de cambrures. Je m’approchai de lui doucement, et le pris dans mes bras. Je lui murmurai une formule de circonstance, à laquelle il répondit. Il fit un signe de la main, puis disparut. Je ne me retournai pas.